CHAPITRE XVI
— Salut, Chester.
Mon beau-frère, mal à l’aise, me regarda, en dansant d’un pied sur l’autre.
— Je vous cherchais, dit-il.
— Et vous m’avez trouvé.
Il se rapprocha :
— Vous vous êtes remis à boire, Alan ?
— Comment m’avez-vous déniché ?
— Ce n’est pas moi, ce sont les flics. Un des gars de Los Olmos a demandé à ses collègues de Hollywood d’essayer de repérer votre voiture. Ils ont téléphoné il y a une demi-heure. Alors, je suis venu vous attendre.
_ Je vous avais demandé de ne pas mêler les flics à cette affaire. Merci quand même.
Il s’humecta les lèvres :
_ Pourquoi prenez-vous ce ton avec moi, Al ? Vous êtes toujours hargneux. Pourquoi ? Je ne vous suis pas sympathique ?
— Pourquoi vouliez-vous me voir ? Il se passe quelque chose ?
— Fay est inquiète. Moi aussi, vous savez, avec ces individus qui viennent sonner chez nous, et tout ce qui s’ensuit. Ils ont des têtes de truands, Al, de gangsters. Je ne veux pas que ma femme et l’enfant soient en contact avec des gens pareils. J’ai donc été obligé de faire appel à la police de Los Olmos pour faire surveiller un peu la maison. Ce sont de chics types, Al, des amis à moi. Il y en a qui sont, comme moi, membres du Pistolero Club. Nous jouons aussi aux boules et des trucs comme ça…
— Venez-en au fait, Chester.
— Eh bien, voilà : je ne veux pas avoir d’embêtements.
— Vous n’en avez pas.
— Non.
— Mais encore ?
— Al, je ne sais pas trop comment vous expliquer. Vous avez des perspectives de travail, à Hollywood ?
— Pas encore.
— Cela marchait pourtant bien à la télé, à New York ?
— Autrement dit, vous voulez que je me tire. Vous voulez que je vous fiche la paix. Vous voulez garder Johnny. Vous vous sentirez plus tranquille si je suis à cinq mille kilomètres de vous. Toutes vos autres histoires d’individus patibulaires et d’ennuis, c’est du bidon.
— Vous croyez ? (Il se composa un visage aussi dur qu’il le pouvait, les lèvres serrées.) Avez-vous jamais songé à ce que nous avons souffert, Fay et moi, pendant deux ans, à cause de vous ? D’abord ce procès, puis la mort de Claire… Pendant toute une semaine, Fay n’a pas mis le nez dehors. Elle n’osait pas se montrer aux voisins. Et croyez-vous que c’était facile pour moi, au bureau ? Et maintenant que la nouvelle de votre retour s’est répandue, cela recommence. On me taquine. On me demande combien de fois je vous ai ramassé dans le ruisseau, ces temps derniers. Et il y a pire. Johnny a eu des discussions avec les gosses de l’école. En rentrant, l’autre jour, il a demandé à Fay si…
— Je sais – il a demandé si son père était vraiment un pochard qui avait poussé sa mère au suicide.
— Oh oui !
— Vous l’aimiez bien, Claire. Vous étiez content de vous vanter devant vos collègues de votre parenté avec une fille qui allait être promue grande vedette.
— Pourquoi vous dites ça ? Je ne suis pas en train de vous chercher querelle…
— Vous êtes venu me dire de partir. Vous êtes drôlement impatient de vous débarrasser de moi, Chester. Mais je partirai quand je le voudrai, et, ce jour-là, j’emmènerai Johnny.
— Vous n’avez aucun droit moral sur lui. Quelle éducation peut lui donner un père qui passe son temps dans les bars ? Le gosse est déjà bien assez handicapé dans la situation actuelle.
— Il ressemble à Claire, dis-je. C’est parce que vous aimiez Claire que vous cherchez à le garder ?
Il me lança un coup d’œil méprisant.
— Vous n’auriez pas aperçu Claire, récemment ? Demandai-je encore.
— Salaud ! Ivrogne !
Il pivota brusquement et s’éloigna.
J’attendis qu’il eût disparu pour monter en voiture. La pendulette du tableau de bord indiquait neuf heures un quart. Je partis à mon tour retrouver Ted Wilson.
La splendeur d’Ylvory était bien révolue. Dans les années trente, il avait connu une brève vogue, comme petit rendez-vous des vedettes à gros cachets. Encouragé, le propriétaire avait agrandi l’établissement qui, en conséquence, avait perdu son ambiance et, de ce fait, la plus grande partie de sa clientèle. La maison avait changé de mains plusieurs fois depuis lors, baissant chaque fois de catégorie. C’était maintenant le lieu de rencontre d’acteurs de troisième zone en chômage, qui voulaient garder l’illusion d’être dans le bain, et de scénaristes qui, étant donné leur métier, se fichaient de la hiérarchie sociale et ne gagnaient pas assez pour fréquenter les endroits plus chics, si l’envie les en prenait.
Ted Wilson était seul à une table de coin.
— Un scotch, dis-je.
J’en bus trois. Chester, le gosse et Claire commencèrent à s’estomper. Ted tenait une de ces cuites lucides qui lui donnait de l’assurance et l’omniscience. Il avait envie de me taper dans le dos. Il parlait fort des papiers qu’il avait écrits sur Barry Kevin. Les gens le regardaient avec une curiosité mitigée, mais sans reproche. Dans cette boîte, refuge de scénaristes et d’acteurs, on avait l’habitude des ivrognes.
Ma langue s’épaississait :
— T’as pu avoir quelques tuyaux aujourd’hui ? Demandai-je.
— Je suis les yeux et les oreilles de Hollywood, déclara Ted en mettant la main en visière et en faisant le geste de tourner une manivelle, comme, autrefois, l’homme des actualités sonores Paramount. Tu crois peut-être que je suis saoul ? Eh bien, ton type porte le bon vieux nom irlandais de Kolanski. Un mètre soixante-dix-huit, quatre-vingt un kilos, trente-cinq ans, c’est-à-dire plus vieux que tu ne le pensais. Babe Kolanski, originaire de Chicago, de la promotion de la taverne Royale. Références : vols d’auto, attaques à main armée et deux ans de perfectionnement à la prison de Joliet. Il y a gagné en astuce. Il s’est installé dans l’Ouest. Les flics, ici, prétendent avoir perdu sa trace, et on ne peut rien retenir contre lui. On ne sait pas où il loge, et ses performances ne sont connues que par la rumeur publique. J’ai eu du mal à ramasser tous ces tuyaux, car il a des amis.
— Quels amis ?
— Mystère. Mais ça concorde avec les bruits qui courent. Il dirige une officine de satonneurs professionnels. Quand un type plein aux as veut faire dérouiller un quelconque particulier, ou l’intimider, ou le faire disparaître, il fait appel à Babe qui, d’ailleurs, se fait payer cher. Mais il a la réputation de la boucler et d’être consciencieux. On peut lui faire confiance. Un mec comme lui peut se faire toutes sortes d’amis à Hollywood, de ceux dont on ne prononce le nom qu’à voix basse, en faisant le signe de la croix.
— Holst ?
— Tu vois, toi aussi, tu baisses la voix ! Maintenant, en réponse à ta prochaine question, il n’y a jamais eu de lien entre Holst et Barry Kevin. Pour autant que je sache – et j’en sais pas mal – ils ne se sont jamais rencontrés.
— Est-ce qu’il connaissait Claire ? Est-ce que Holst connaissait Claire ?
Ted en fut presque dessaoulé.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Est-ce qu’ils se connaissaient ?
— Il me faudra du temps pour le savoir. En tout cas, c’est possible. Ils appartenaient à la même compagnie. Avant la fusion avec la Splendid, Claire était à la Super et Holst aussi. Il a fait une dernière grande production pour la Super : Elijah. Cela a coûté huit millions et en a déjà rapporté trente. C’est peut-être ce qui lui a donné son grand essor. Un verre ?
— Non.
— Moi, oui. (Il appela le garçon d’un claquement de doigts, et se remit à parler très doucement.) Et si c’est après Holst que tu es, Al, compte sur moi. Que veux-tu savoir ?
— Tout. Absolument tout.
— Même s’il a couché avec Claire ? Ne te fâche pas, surtout !
— Je ne me fâcherai pas.
— Parce que c’est dans le domaine du possible. Il y avait une raison pour qu’on en fasse une vedette. Ce n’était pas pour son talent. Elle n’en avait pas. Ce n’était pas son physique non plus… Dans ce coin, on peut se farcir une fille tout aussi jolie pour dix bagues de cigares. Si ce que je te dis te fait mal, arrête-moi !
— Ça va. Je tiens le coup.
_ Alors, serre les dents… On ne sait jamais ce qu’on peut dégotter.
Il prit son verre des mains du garçon, y trempa les lèvres, me regarda fixement et me dit :
— Il y a un type qui te dévisage depuis cinq minutes. Un chauve. Là-bas, près de la glace.
J’opinai d’un signe de tête. Je levai mon verre vide et tournai légèrement la tête. A l’autre bout de la salle, l’homme était bien calé sur sa chaise, le verre à la main, la tête appuyée au mur. Il était grand, bien vêtu, dans les quarante-cinq ans, avec quelques rares cheveux blonds. Il me regardait toujours, sans se troubler.
Je me tournai vers Ted :
— Je ne le connais pas. C’est un scénariste, peut-être, qui cherche un sujet… Tu as du nouveau sur Frascatti ?
— Ouais. Ça a été facile. Jusqu’à ces temps derniers, il vendait ses charmes à plein de vieilles biques de Hollywood. Il devait prospecter le coin pour trouver un pigeon qui lui paierait le Top Hat. Il a bien trouvé une pigeonne, semble-t-il, mais elle n’était pas si naïve que ça. Le contrat a été établi par des hommes de loi de New York. Le Top Hat est devenu une société et Frascatti n’en est que le directeur. Encore un détail. On l’a vu en voiture, sur des routes solitaires, la nuit, avec des filles toutes jeunes. Frascatti est, comme moi, un gars de Chicago. Rien ne l’arrête !
— Kolanski est de Chicago. Phil Greco était de Chicago… commençai-je.
Ted ouvrit des yeux ronds, puis hocha la tête :
— Non. Fausse route, et je vais te le prouver. Il y a encore quatre ans, Phil Greco était…
Il s’interrompit, puis reprit :
— Voilà ton pote qui rapplique. Je voudrais bien être siphonné comme lui.
Le chauve s’était soulevé de son siège et s’avançait vers nous en titubant et en balançant les bras, semblables à des nageoires, pour conserver son équilibre. Il se cogna à notre table, y appuya les mains et me regarda avec des yeux de morue cuite.
— C’est vous Dufferin ?
— Oui.
— Alors ; vous êtes un sacré dégueulasse.
Toute conversation cessa autour de nous.
Ted intervint d’un ton enjoué :
— Asseyez-vous, camarade. Prenez un verre.
— Pas question ! Je ne boirai jamais avec ce mec-là ! Je ne veux même pas être enterré dans le même cimetière, après ce qu’il a fait à cette adorable jeune femme. (Sa voix était épaisse, mais sonore. Les têtes se tournèrent. Tout le monde l’écoutait et ça l’encourageait.) Sa femme, c’était un ange, je l’ai connue, c’était un ange ! Je l’ai vue, le soir où elle a abattu, en état de légitime défense, cet autre salaud, alors qu’il aurait dû y avoir un homme à ses côtés pour la protéger et la consoler. Et où était-il donc, sa crapule de mari ?
— En train de se saouler, comme vous en ce moment, dit Ted.
— Peut-être. Mais moi, je ne me saoulerais pas si j’avais une jolie petite femme comme elle et un petit enfant si mignon. Je ne pousserais jamais une femme au suicide, comme ce…
Je me levai. Ted intervint :
— Al, si tu lui balances ton poing à la figure, ce sera dans les journaux. Et ça ira mal pour ton matricule… Asseyez-vous, vieux frère ! poursuivit-il. On va finir la nuit ensemble… Moi aussi, je l’aimais bien, cette petite ! Au revoir, Al.
— Au revoir, dis-je.
Je ne sais comment je parvins à quitter les lieux. Je marchai un peu, puis j’entrai dans un autre bar où je restai fort longtemps.